“Le poète est vraiment voleur de feu”

A-La volonté de se distinguer

1-Chronologie littéraire / XIX
( Poètes exclusivement )

Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Ecrivain, poète français
- Méditations poétiques

Gérard de Nerval (Gérard Labrunie) (1808-1855)
Poète français
- Voyage en Orient, Les Filles du feu

Alfred de Musset (1810-1857)
Poète, romancier français
- les Caprices de Marianne

Hégésippe Moreau(1810-1838)
Poète, écrivain français
- le Myosotis, Contes à ma sœur

Théophile Gautier (1811-1872)
Poète, romancier français
- España, Le Capitaine Fracasse

Charles Baudelaire (1821-1867)
Poète français
- Les Fleurs du mal, Le Spleen de Paris, Mon cœur mis à nu

Paul Verlaine (1844-1896)
Poète français
- Poèmes saturniens, Les Poètes maudits

Tristan Corbière (Edouard-Joachim Corbière) (1845-1875)
Poète français
- les Amours Jaunes

Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poète français
- Une saison en enfer, Illuminations

Jules Laforgue (1860-1887)
Poète français
- L’Imitation de Notre-Dame de la Lune

2-Les Intentions des deux poètes

Parler de leurs intentions sans évoquer le mythe Prométhéen ne semble pas possible. Prométhée est selon la mythologie Grecque un Titan, il est le créateur des Hommes. Après la victoire des nouveaux Dieux sur les titans, il enseigna aux Hommes de nombreux arts dont la métallurgie en opposition à la volonté de Zeus. Puis il déroba le feu aux Dieux et l’offrit aux Hommes.
Pour se venger et le punir Zeus l’enchaina sur le mont Caucase où il se fit dévorer chaque jour le foie par un aigle.


Prométhée enchainé au Mont Caucase

Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont tous deux des poètes bien différents des artistes de leur époque, l’un du Parnasse ( cf le dossier Parnasse ), les deux aujourd’hui considérés comme poètes maudits ( cf le dossier poète maudit. ) Cependant en dépit de leur histoire intense et tumultueuse, ces deux poètes sont d’après leur destin et leurs volontés de véritables « voleurs de feu ».

Selon Arthur Rimbaud, le poète doit se faire voyant; et pour cela il doit d’abord échapper aux banalités de leurs siècles. Dans les lettres du voyant A. Rimbaud nous montre l’opposition entre Verlaine et lui même avec les « faux poètes » ( les non-voyants )

« Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. - Hugo, trop cabochard, a bien du Vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jehovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées. Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions. »

Il nous fait également par d’une critique du poète français :

« tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre du collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations ! . »

Par la suite, ils nous intime à mieux comprendre la notion de « se faire voyant » en nous donnant selon lui des poètes étant très proche de cela.

« Les seconds romantiques sont très voyants : Théophile Gauthier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville. »

C‘est à la fin que nous découvrons le véritable voyant :

« Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu »

Cependant il n’est pas seul, car il nous cite également deux autres poètes voyants, dont Paul Verlaine.

« la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. - Voilà. - Ainsi je travaille à me rendre voyants »

Afin que le poète devienne voyant, nous voyons une inversion du mythe prométhéen; car selon Rimbaud le poète se doit d’abord de subir la « punition divine » pour acquérir « les visions ». Il est de son rôle d’endurer toutes les douleurs d’abord physiques :

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

Mais également morales :

« Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! »

De plus nous voyons que contrairement à Prométhée qui est punit par Zeus, le poète se punit lui même en faisant preuve d’un certain masochisme car « il cherche lui-même » toutes les souffrances possible pour se faire voyant. C’est en gardant l’essence de toutes ces afflictions que le poète peut accéder aux visions.

Lorsque le poète à terminer son long chemin de tourment, il devient privilégié « le suprême Savant. » car il reçoit enfin les visions tant escomptées et qui font de lui un voyant : « Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, »
Le poète accède au mystère, à l’inconnue ou même au « divin »; il est un être avantagé et à l’âme riche. Il devient « l’intermédiaire des Dieux » et des Hommes.

Alors si le poète est aussi privilégié il possède également des devoirs, des obligations envers ses semblables.
« Il est chargé de l’humanité, des animaux même » Car si le commun des mortels ne possèdent pas « les dons de voyances » le poète se doit de rapporter ses visions dans ses œuvres. « il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme si c’est informe, il donne de l’informe. »

Pour transmettre ses découvertes à la généralité, le poète se doit de trouver des moyens d’échanges et de communications. Tout commence par un nouveau langage :

« Trouver une langue ;
Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu’un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! -
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! »

Le voyant à besoin d’un nouveau moyen de communication car une simple langue comme le Français ne permet pas de retransmettre ce qu’il voit, il a besoin d’une langue « de l’âme pour l’âme »

Arthur Rimbaud nous dévoile également l’ultime voyance, car pour dévoiler l’inconnue l’homme uniquement ne suffit pas, le mystère serait vue par un seul côté de l’humanité. Les visions doivent autant être perçues par le sexe opposé pour que le dévoilement de l’inconnue, du mystérieux, du divin soit complet.

« Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? - Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »

Cependant les visions sont éphémères et l’œuvre d’un seul voyant ne suffit pas pour cultiver les Hommes tout entier.

« …et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

Chaque voyant se doit de continuer et d’enrichir l’œuvre de son prédécesseur car les visions sont inépuisables et sans limites.

Malgré leurs souffrances et leurs nombreux tourments, les poètes se faisant voyants sont ou seront toujours gratifiés de leur chemin tumultueux. Même si, selon Arthur Rimbaud, faisant tous partit des Poètes Maudits, ils reçoivent les honneurs qu’ils méritent de façon post-mortem, ils seront toujours récompensé de leur production artistique. Et même sans cela, le voyant est toujours privilégié ne serait-ce que par son accès « au divin », à l’inconnue. Ainsi nous pourrions penser que ce n’est pas le cas pour Prométhée qui à seulement subit la punition divine et l’enchainement sur le Caucase en retour des biens qu’il a apporté aux Hommes; cependant Prométhée fut délivré par Héraclès au cours de ses douze travaux. De plus la réputation du mythe Prométhéen à une réputation endurante, beaucoup le connaisse encore de nos jours et le cite dans bons nombres de cas. Nous pouvons ainsi dire que tout « voleur de feu » est gratifié par son sacrifice un jour où l’autre.

B-A la recherche de la nouveauté

1-Les lettres du Voyant

Cher Monsieur ! : 
     Georges Izambard discerne dans le point d’exclamation de cette entête un trait d’ironie dont il était la cible : “Sa lettre débute par un CHER MONSIEUR ! enjolivé d’un point d’admiration à la mode allemande … C’est plutôt un point … d’ironie. Il se passe ceci, que, depuis le 18 mars « Monsieur » est un mot banni du vocabulaire communiste (Rimbaud tel que je l’ai connu, par Georges Izambard, Mercure de France, 1963). 
 
Moiaussi, :
      Pour Steve Murphy (op. cit. p. 272) ce passage revient, de la part de Rimbaud, à traiter son ancien professeur de parasite : “Rimbaud inventerait, semble-t-il, n’importe quoi pour pouvoir mener une vie de parasite, mais son « Moi aussi » signifie, par sa commutativité perfide, «COMME VOUS ! » : son objectif est moins donc de donner une représentation exacte de sa vie quotidienne en mai 1871 que de définir la conduite actuelle d’Izambard.
 
tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole : 
     Chez le Rimbaud du printemps 1871, ce genre de déclaration est récurrent. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai, il parle des “choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses” que trouvera la femme de l’avenir quand elle aura été libérée de l’esclavage que lui impose la société. Dans sa lettre d’août 1871 au même Demeny, il se décrit encore “recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux”. Dans sa stratégie de renversement des valeurs bourgeoises (intelligence, moralité, hygiène), Rimbaud érige le bête, le sale et le mauvais en valeurs positives. Voici l’éclairage apporté à ce passage par Steve Murphy : “Parmi ces inventions de Rimbaud, on peut penser qu’il entrait beaucoup de détails scabreux, portant sur des activités sexuelles imaginaires. Delahaye raconte comment rimbaud a fait croire aux gens, par exemple, qu’il avait éjaculé dans la tasse de lait matinale de son ami Cabaner, à Paris, ou comment - dans le filon satirique du Balai (poème de l’Album zutique) il aurait fait subir «les derniers outrages» aux chiens de Charleville.”
 
on me paie en bocks et en filles :
     Littéralement : on me récompense en me procurant des chopes de bière et des femmes. Georges Izambard (Rimbaud tel que je l’ai connu, Mercure de France, 1963) voyait là une fanfaronnade par laquelle son ancien élève lui annonçait fièrement son dépucelage : “Bravade donc, je le répète; bravade de gosse monté en graine : le coquebin déburlecoqué tient à me faire savoir qu’il a franchi le Rubicon. Et c’est bien de son âge, cette fatuité qui jette au vent son cocorico de victoire”. Steve Murphy, qui cite cet extrait, incline à penser que le professeur se laisse abuser par son ancien élève, qu’il s’agit là probablement d’une confidence fictive, du genre de celles que Rimbaud a l’habitude d’ “inventer” à destination des “anciens imbéciles de collège” : “La fatuité est en l’occurrence celle d’Izambard, qui ne comprend pas que, par cette notation, Rimbaud le ravale au même niveau que les “anciens imbéciles de collège” (dont il est !) : il lui livre aussi des confidences fictives, sales, mauvaises, … “bêtes” dirait Izambard.”

     
Stat mater dolorosa, dum pendet filius :
     Rimbaud cite, en l’abrégeant et en l’adaptant quelque peu, le texte d’un hymne de la liturgie catholique : “Stabat mater dolorosa, / Juxta crucem lacrimosa / Dum pendebat filius” (littéralement : la mère se tenait, douloureuse, près de la croix, en larmes, pendant que son fils pendait). Pierre Brunel (op. cit. p. 66) commente : “La reprise de la liturgie du 15 septembre d’après l’Évangile de Jean (XIX,25) souligne l’intention parodique et aussi l’intention provocatrice à l’égard de sa mère (…)” En effet, il semble que le conflit soit à son comble entre le jeune homme et la daromphe, en ce printemps 1871. En février, Arthur a refusé de continuer ses études au collège de Charleville. La réaction de Madame Rimbaud se laisse deviner par cette confidence d’Arthur à Paul Demeny, dans une lettre du 28 août 1871 : 
“   J’ai quitté depuis plus d’un an la vie ordinaire pour ce que vous savez. Enfermé sans cesse dans cette inqualifiable contrée ardennaise, ne fréquentant pas un homme, recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux, ne répondant que par le silence aux questions, aux apostrophes grossières et méchantes, me montrant digne dans ma position extra-légale, j’ai fini par provoquer d’atroces résolutions d’une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb.
     Elle a voulu m’imposer le travail, − perpétuel, à Charleville (Ardennes) ! Une place pour tel jour, disait-elle, ou la porte. − Je refusai cette vie ; sans donner mes raisons : c’eût été pitoyable. Jusqu’aujourd’hui, j’ai pu tourner ces échéances. Elle, en est venue à ceci : souhaiter sans cesse mon départ inconsidéré, ma fuite ! Indigent, inexpérimenté, je finirais par entrer aux établissements de correction. Et, dès ce moment, silence sur moi !
     Voilà le mouchoir de dégoût qu’on m’a enfoncé dans la bouche. C’est bien simple. “ 
 
objective : “Si nous ouvrons le Larousse du XIXe siècle, nous lisons : 
 
On appelle sujet l’esprit conscient, le moi; objet, la chose, quelle qu’elle soit, dont l’esprit a conscience. On entend par subjectif ce qui appartient au sujet pensant, au moi, et par objectif ce qui appartient à l’objet de la pensée, au non-moi.
     Le rêve de Rimbaud est bien de faire fusionner dans une oeuvre le moi et le non-moi, de manière à rendre compte de l’existence humaine tout entière (…) le poète futur, qu’il cherche à incarner, en travaillant, en se travaillant, aura surmonté le divorce du moi et du non-moi, grâce à la conscience de l’objectif qui, venu de l’âme universelle, est intérieur au Je créateur (…)
     Pierre Brunel estime qu’ “on a mal compris” les notions de poésie subjective et poésie objective : ” Ce sont deux termes philosophiques, qu’on trouve chez Hegel en particulier. Rimbaud fréquente maintenant un professeur de philosophie, Léon Deverrière, chez qui il se fait adresser son courrier. Il peut donc avoir grâce à lui une teinture de langage philosophique. Mais il en use à sa guise. La poésie “subjective” est ce qu’un individu crée ou fait pour sa seule satisfaction personnelle  : l’expression s’applique à l’activité professionnelle d’Izambard avant de s’appliquer à la poésie fadasse qu’il aime ou qu’il écrit lui-même. La “poésie objective” est ce qu’un individu fait ou crée et qui le dépasse : elle est Action, pour reprendre cette fois un terme de la lettre du 15 mai à Demeny.”
 
je m’encrapule :
      Une “crapule” est une personne dépravée ou malhonnête. Le terme est traditionnellement utilisé pour désigner très péjorativement le peuple : la crapule, la canaille. Le verbe s’encrapuler n’existe pas dans les dictionnaires, c’est une invention de Rimbaud.
     Commentaire de Steve Murphy (op. cit. p.274) : “Le terme encrapuler constitue comme une citation du discours conservateur, moralisateur et anti-prolétarien, dont Izambard a dû se faire le défenseur par son insertion dans un univers pédagogique étroitement surveillé par l’Église. Il suffit de lire les Poètes de sept ans pour comprendre la force qu’exerce sur Rimbaud la classe ouvrière. Ou de lire Le Forgeron, écrit en 1870, pour comprendre comment Rimbaud retourne l’insulte aristocratique ou bourgeoise en valeur positive

On me pense. − Pardon du jeu de mots. − : 
      De quel “jeu de mots” Rimbaud parle-t-il ici ? S’agit-il seulement de “l’inversion sujet-objet pratiquée sur le pronom de première personne dans la formule du cogito” ou faut-il y déceler, avec la plupart des commentateurs, un calembour jouant sur l’homophonie “penser / panser (soigner)”? Si la transformation du “je” de “je pense” en objet d’un verbe ayant l’indéfini pour sujet (”on me pense”) constitue un procédé rhétorique habile et chargé de sens, on voit mal quelle pourrait être la signification, dans le contexte de cette lettre, du calembour “penser/panser”. Signalons malgré tout l’analyse de Steve Murphy sur ce point : “Rimbaud propose sans doute un jeu de mots sur « on me panse » : que la blague dérive de Voltaire (Izambard), de Hugo (Collot) ou d’Onésime Boquillon importe finalement très peu. La fréquence même de ces calembours, en relativisant l’idée d’une source précise, appuie fortement en revanche la vraisemblance d’un calembour que l’on pourrait tenir pour aléatoire.”
 
Je est un autre :
     Dominique Combe (op.cit. pages 18-22) analyse cette formule dans le cadre général de la “crise du sujet lyrique” dans la poésie post-romantique. Il en dénombre simultanément les sources philosophiques. Après avoir noté que l’idée d’ “une pensée qui échappe à la maîtrise du sujet conscient et volontaire” est, à l’époque de Rimbaud, un thème banal, il signale aussi l’influence possible de Taine : “Même si Rimbaud ne fait guère état de lectures philosophiques, l’influence de thèses de Taine développées en 1870 dans De l’intelligence semble évidente, bien que la critique rimbaldienne ne l’ait guère signalée jusque-là. Contestant l’unité du Moi, dans lequel il ne voit qu’une succession d’événements et d’états de conscience, conformément à la tradition empiriste et associationniste, Taine décrit la conscience d’un malade qui, d’un état à l’autre, ne se reconnaît pas : “Je suis un autre”, conclut-il, dans une formule soulignée par des italiques” (De l’intelligence, 1870, II, Hachette, 1883, p.466)”. Enfin, Dominique Combe reconnaît l’influence de ce contexte idéologique dans la “mise à distance allégorique et théâtrale” du sujet de l’énonciation qui s’opère dans la poésie de Rimbaud : “Comme chez Baudelaire, le “Je” qui s’énonce dans les Poésies − par exemple dans Le Bateau ivre − n’est qu’une “transcendance vide” (H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, 1956) à la signification exclusivement allégorique qui interdit toute lecture biographique. Le “Je” du Bateau ivre est bien une figure du poète, au sens rhétorique, “objectivée” par la fiction poétique. Une saison en enfer et, dans une moindre mesure Les Illuminations qui laissent peu de place à l’expression du sujet, pousseront plus loin encore ce processus de mise à distance allégorique et théâtrale”.

2-Verlaine, son art poétique


Paul Verlaine, dès son enfance, avait été disposé au dessin et à la peinture. Le fait qu’il se tourne vers la poésie comme art lui permit, de façon indirecte, de pratiquer ce pour quoi il avait été doué. Effectivement, cette vocation non-exploitée se retrouve dans les titres de certains de ses poèmes. Ainsi, des poèmes se nommant « Paysages tristes », « Green » ou « Aquarelles » annoncent la teneur descriptive des poèmes.
Le sens visuel fut celui qui fascina le plus Verlaine, et il se disait lui-même « en chasse de formes, de couleurs, d’ombres. ». Il disait également que « la nuit l’attirait , une curiosité l’y poussait, il y cherchait il ne savait quoi, du blanc, du gris, des nuances peut-être ». Il était prêt, ou bien inconscient, à prendre des risques pour trouver ses sensations. Ce fut ainsi qu’il plongea un jour la main dans l’eau bouillante, parce que ses remous l’intriguaient.

Les couleurs qu’un artiste utilise dans ses œuvres sont très souvent, presque toujours, représentatifs de sa vision du monde.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Verlaine n’aimait pas les couleurs chaudes. Ainsi, aucun de ses poèmes n’est emprunt de couleur vive brillante, de lumière éblouissante. Ceci s’explique en partie grâce à son expérience de vie. Sa relation avec le poète Arthur Rimbaud le mena loin de tout ce soleil, et le poussa vers le Nord, aux paysages abondamment verts, frais. Ces landes blêmes, fanées lui plaisent énormement, notamment ceux de Grande-Bretagne, qui ont éveillé en lui l’envie de le faire savoir. Dans la dernière partie de Romances sans Paroles, nous trouvons des poèmes intitulés « Beams » ou bien « Streets ». Ceci dit, vient un moment où il se lasse de ces paysages car il déclare que :

« Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l’air trop doux »

Romances sans paroles

Il arrive tout de même de déceler quelques couleurs chaudes, comme le rouge, couleur du crépuscule, ou encore celle du cauchemar.
Ceci dit, son amour pour les couleurs froides est incontestable, car elles représentent la fraicheur, l’évanescence, l’étheré. Il reproche aux couleurs chaudes leur agressivité, tandis qu’il trouve de la subtilité aux couleurs froides, où les êtres peuvent être dissous.

Nous pouvons constater par la suite que Verlaine est un poète aux penchants impressioniste. Tout comme un peintre du même mouvement, il choisit et place à côté des mots aux essences fortes et pures. C’est ainsi qu’il écrit « Effet de Nuit ».

« La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris. »

Poèmes saturniens

Mais puisqu’il procède tout comme un peintre impressioniste le ferait, la logique dans ses descriptions n’apparait pas. Il n’y a pas de lignes de description que le poète suit. Les éléments apparaissent, parce qu’ils sont plus voyants que d’autres, ceux qui nous font la plus forte impression. L’effet est poussé si loin qu’il peut en sembler caricatural. Ainsi, dans le « Croquis Parisien », Verlaine déclare que :

« La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus.
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus. »

Il clame lui-même son impressionnisme, lorsqu’il envoie « Poèmes Saturniens » à Mallarmé, en « espérant qu’il y reconnaitra un effort vers la Sensation rendue », autrement dit, l’impression.