“Je est un autre”

A-Deux existences difficiles

Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont deux poètes du XIX eme siècle, considérés comme des poètes maudits.
La notion de poète maudit désigne en général un poète talentueux qui, incompris dès sa jeunesse, rejette les valeurs de la société, se conduit de manière provocante, dangereuse, asociale ou autodestructrice (en particulier avec la consommation d’alcool et de drogues), rédige des textes d’une lecture difficile et, en général, meurt avant que son génie ne soit reconnu à sa juste valeur.
Nous parlons plus précisément de cette notion dans ce dossier constitué spécialement pour son explication.

1-Arthur Rimbaud


Photographie d’Arthur Rimbaud, âgé de 17 ans.

Arthur Rimbaud est un poète français, considéré comme poète maudit , né le 20 octobre 1854 à Charleville dans les Ardennes. Il ne grandira pas auprès de son père qui est un militaire toujours absent. Sa mère dévote et austère incarne une attitude qu’il rejette et qu’il va chercher à fuir ; elle élève seule ses quatre enfants.

Arthur Rimbaud est un enfant doué et précoce. Dès son enfance, il étonne ses maîtres par son intelligence brillante, et ses dons pour l’étude, mais aussi par son caractère fantasque et instable. À huit ans, il écrit. Il saute des classes comme on saute une haie.En 1861, ses parents se séparent et il va se lier avec les gamins des rues, au grand dam de sa mère. Il est capable, à 14 ans, de rédiger en latin un poème de 60 vers .

En 1870, George Izambard, un de ses professeurs le guide sur la voie de la poésie dans laquelle le jeune Arthur Rimbaud, qui veut devenir Parnassien, s’oriente. Grâce à ce jeune enseignant, Rimbaud découvre des célébrités parnassiennes telles que Rabelais, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, à qui il envois – à seize ans – Sensation , Ophélie et credo in unam.

La guerre de 1870, entre la France et la Prusse, le rend antimilitariste. Il fait alors sa première fugue à Paris où il devient journaliste. Il est cependant arrêté et conduit en prison et sera libéré quelques jours plu tard pour être ramené chez sa mère.

Atteint d’un besoin maladif de marcher, toujours plus et toujours plus loin, il commence une longue série de fugues et de nombreux allers-retours entre Paris et Charleville. L’élève de rhétorique, promis à un bel avenir universitaire entre en pleine révolte et vit comme un voyou.

En 1871, Arthur Rimbaud prend parti pour la Commune. Il adresse à Georges Izambard et Paul Demeny ses fameuses lettres du voyant, très marquées par cet épisode historique, et décide d’être poète.

C‘est en septembre 1871 que Rimbaud rencontre Verlaine à Paris, lequel, à 26 ans, vient de renoncer à ses débauches et de se marier. Verlaine, qui a lu ses poèmes, lui a envoyé l’argent pour faire le voyage jusqu’à Paris. Entre les deux poètes s’établit une relation orageuse et mouvementée.

Début 1872, Leur liaison tumultueuse fait scandale dans les cafés parisiens où Arthur Rimbaud, ivre comme Verlaine, qui a recommencé à boire et a quitté le domicile conjugal, insulte les écrivains et lève son verre aux victimes de la Commune. Lors d’un dîner rituel, Rimbaud lira devant tout le Parnasse son Bateau Ivre qui soulèvera un enthousiasme général.

Les amants mènent une vie d’errance entre la France, l’Angleterre et la Belgique. Ils vont, viennent, se disputent, jusqu’à la rupture, lorsque Le 10 Juillet 1873, Verlaine, ivre, blesse Rimbaud au bras d’un coup de pistolet parce que celui ci ne veut plus partager avec lui son errance, et se retrouve en prison pour deux ans. Pendant ce temps, Rimbaud publie Une saison en enfer, recueil qui sera imprimé en Octobre 1873; il croit avec cette dramatique confession accéder à la gloire mais l’accueil est glacial. Il continue ses vagabondages, termine Illuminations.

Mais découragé, il renonce à la littérature. Une page est tournée, C’est l’adieu à la poésie. Il n’a que 19 ans, rêve d’aventure et entreprend de parcourir l’Europe à pied, en vagabond. « L’homme aux semelles de vent » comme l’appelle Verlaine, multiplie les voyages à travers l’Europe. Il apprend l’anglais, l’allemand et l’arabe.

En 1876, il n’écrit plus ; il entre en d’autres aventures, se fait mercenaire, puis commerçant, s’évade toujours plus « ailleurs », il s’engage dans l’armée Hollandaise pour déserter au bout de trois semaines, voyage en Scandinavie et en Italie. L’Afrique l’attire ; il y va, s’y ennuie, y revient. Il y passera les dernières années de sa vie en tant que trafiquant d’armes.

Fatigué et égaré, il reviendra en France atteint d’une tumeur au genou. Il meurt à Marseille le 10 novembre 1981 âgé de trente-sept ans.

2-Verlaine

Photographie de Paul Verlaine.

Paul-Marie Auguste Verlaine est un poète français, considéré comme poète maudit , né le 30 mars 1844 à Metz. La famille de Verlaine appartient à la petite bourgeoisie : son père, est capitaine dans l’armée. Sa mère gardera longtemps sur la cheminée familiale les bocaux avec les fœtus de ses fausses-couches.

Il est âgé de 7 ans quand ses parents s’installent à Paris. Il est fils unique, très gâté, même avec la présence de sa cousine prise en charge par ses parents, Elisa Moncomble, de dix ans son aînée, qu’il chérissait et qui mourut en 1867 à son grand désespoir. Il fut mit en pension à l’institution Landry où il suivit les cours du lycée Bonaparte.

En 1863 il débute comme poète dans La Revue du progrès moral. En 1865, Son père le lieutenant Verlaine décède. Sa veuve sera exploitée par « le fils chéri », qui eut toute sa vie des rapports à la fois tendres et conflictuels -souvent très violents même- avec sa mère, à qui il dédia Sagesse 1881.

Employé dans une compagnie d’assurances puis expéditionnaire à l’Hôtel de Ville de Paris, il sent s’éveiller la vocation poétique, commençant à fréquenter les milieux littéraires et fréquenter les Parnassiens tels que Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, François Coppée, menant une vie répréhensible aux yeux des siens, entre les cafés, où il abusait de l’absinthe, et les amours faciles et décevants.

En 1866, il collabore au premier Parnasse contemporain et publie les Poèmes saturniens qui ne rencontrent aucun succès ; il persévère pourtant avec Les Fêtes galantes en 1869. En 1867 parurent également Les Amies, un recueil érotique publié sous le pseudonyme de Pablo le Herlagnez.

En 1869, Il suscite plusieurs scandales: scènes d’ivrognerie dans le village, tentative d’assassinat de sa mère… en 1870, il épouse Mathilde Mauté qui lui inspire La Bonne Chanson. Mais la réalité du mariage vint rapidement altérer cet enthousiasme; soupçonné de sympathie à l’égard des communards en 1871, il connut à cette époque des difficultés financières et professionnelles qui détériorèrent le climat familial.

En septembre 1871, il reçoit une première puis une seconde lettre signée du jeune Arthur Rimbaud ; y figurent quelques poèmes : Les Effarés, Accroupissement… Verlaine enthousiaste lui répond : “venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend”.

Son fils, Georges Verlaine va naître le 30 octobre 1871.

Mais une liaison orageuse et mouvementée commence entre les deux poètes. Verlaine choisit de s’enfuir avec Rimbaud ; il part avec le jeune homme pour l’Angleterre et la Belgique, abandonnant femme et enfant. C’est pendant ces voyages qu’il écrira une grande partie du recueil Romances sans paroles. Leur relation tumultueuse et passionnée, faite de séparations et de retrouvailles , se termina violemment, Le 10 Juillet 1873 lorsque Verlaine, ivre, au cours d’une dispute particulièrement orageuse, tire deux coups de revolver en direction de Rimbaud et le blesse d’une balle. Il est condamné à deux ans de prison ; c’est là qu’il prépare les poèmes du futur recueil intitulé Sagesse. A sa sortie de prison, Il mena un temps une vie rangée, mais bientôt ses vieux démons le reprirent et il se remit à boire.

Sagesse est publié en 1881 et le nom de Verlaine devient enfin célèbre. En 1883, il publie dans la revue Lutèce la première série des « poètes maudits » tels Stéphane Mallarmé, Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, qui contribue à le faire connaître. Paraissent successivement Les poètes maudits en 1884 et Jadis et Naguère en 1885.

Mais la mort de sa mère en 1886 précipite son déclin. Il entame une vie de bohême. A partir de 1889, malade, il va d’hôpital en hôpital, sa vie d’errance dure jusqu’au 8 janvier 1896 où il meurt presque abandonné à l’âge de 52 ans.

B-Une rencontre inopinée

1-Un intérêt commun : la poésie

Ces deux hommes, passionnés de poésie depuis leur jeunesse, ne vivent que pour faire valoir leur art. Leur relation débutera d’ailleurs suite à l’envoi de lettres, contenants des poèmes, écrites par Arthur Rimbaud à l’intention de Paul Verlaine en Septembre 1871. Suite à cet envoi, Verlaine lui enverra une invitation à venir le rejoindre à Paris. Leur coup de foudre est d’abord artistique et leur relation sera également basée sur un amour commun de la poésie.
Ci dessous, nous constatons l’attachement que Rimbaud portait à la poésie, dans une lettre qu’il a envoyé à l’un de ses amis et membre du Parnasse, Théodore de Banville.

« Charleville (Ardennes), le 24 mai 1870.
À Monsieur Théodore de Banville.

Cher Maître,

Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai presque dix-sept ans, l’âge des espérances et des chimères, comme on dit. - et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, - pardon si c’est banal, - à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes - moi j’appelle cela du printemps.
Que si je vous envoie quelques-uns de ces vers, - et cela en passant par Alph. Lemerre, le bon éditeur, - c’est que j’aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, - puisque le poète est un Parnassien, - épris de la beauté idéale ; c’est que j’aime en vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voilà pourquoi. - c’est bête, n’est-ce pas, mais enfin ?
Dans deux ans, dans un an peut-être, je serai à Paris. - Anch’io, messieurs du journal, je serai Parnassien ! - Je ne sais ce que j’ai là… qui veut monter… - je jure, cher maître, d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté.
Ne faites pas trop la moue en lisant ces vers… Vous me rendriez fou de joie et d’espérance, si vous vouliez, cher Maître, faire faire à la pièce Credo in unam une petite place entre les Parnassiens… je viendrais à la dernière série du Parnasse: cela ferait le Credo des poètes !… - Ambition ! ô Folle !

Arthur Rimbaud. »

Dans cette lettre, le jeune Arthur Rimbaud déclare très clairement adorer la poésie, il fait part à son amis et maître de sa volonté de devenir membre actif du Parnasse. Il n’a que dix-sept ans , et déjà il rêve de poésie. Il semble très enthousiaste du fait de bientôt devenir lui même Parnassien.

Nous pouvons également constater cette passion dans l’œuvre les poètes maudits que Paul Verlaine écrira en 1884, afin de faire découvrir dans son livre les auteurs qu’ils considéraient comme « maudits ». Y figurera Rimbaud malgré leurs antécédents communs douloureux. Ci dessous, un extrait de cette œuvre :

«  Nous nous occuperons d’abord de la première partie de l’œuvre de M. Arthur Rimbaud, oeuvre de sa toute jeune adolescence, - gourme sublime, miraculeuse puberté ! - pour ensuite examiner les diverses évolutions de cet esprit impétueux, jusqu’à sa fin littéraire.
L’œuvre de M. Arthur Rimbaud remontant à la période de son extrême jeunesse, c’est-à-dire à 1869, 70, 71, est assez abondante et formerait un volume respectable. Elle se compose de poèmes généralement courts, de sonnets, triolets, pièces en strophes de quatre, cinq et de six vers. Le poète n’emploie jamais la rime plate. Son vers solidement campé, use rarement d’artifices. Peu de césures libertines, moins encore de rejets. Les choix des mots est toujours exquis, quelquefois pédant à dessein. La langue est nette et reste claire quand l’idée se fonce ou que le sens s’obscurcit. Rimes très honorables.
Nous ne saurions mieux justifier ce que nous disons là qu’en vous présentant
LES ASSIS
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’œil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’œil souffrant de la chienne battue
Et vous suez pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings crispés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever
Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.
Nous avons tenu à tout donner de ce poème savamment et froidement outré, jusqu’au dernier vers si logique et d’une hardiesse si heureuse. Le lecteur peut ainsi se rendre compte de la puissance d’ironie, de la verve terrible du poète, dont il nous reste à considérer les dons plus élevés, dons suprêmes, magnifique témoignage de l’Intelligence, preuve fière et française, bien française, insistons-y par ces jours de lâche internationalisme, d’une supériorité naturelle et mystique de race et de caste, affirmation sans conteste possible de cette immortelle royauté de l’Esprit, de l’âme et du Cœur humains.
Nous ne connaissons pour notre part dans aucune littérature quelque chose d’un peu farouche et de si tendre, de gentiment caricatural et de si cordial et de si bon, et d’un jet franc, sonore, magistral, comme
LES EFFARÉS
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair :
Ils écoutent le bon Pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air :
Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand, pour quelque médianoche,
Plein de dorures de brioche
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;
Que ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
Qu’ils sont là, tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, et disant des choses,
Entre les trous,
Des chuchotements de prière ;
Repliés vers cette lumière
De ciel rouvert
Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur lange blanc tremblote
Au vent d’hiver.
Il n’y a pas jusqu’à l’irrégularité de rime de la dernière stance, il n’y a pas jusqu’à la dernière phrase restant, entre son manque de conjonction et le point final, comme suspendue et surplombante, qui n’ajoutent en légèreté d’esquisse, en tremblé de facture au charme frêle du morceau. Et le beau mouvement, le beau balancement Lamartinien, n’est-ce pas ? dans ces quelques vers qui semblent se prolonger dans du rêve et de la musique ! Racinien même, oserions-nous ajouter, et pourquoi ne pas aller jusqu’à cette juste confession, Virgilien ?  »

Paul Verlaine
Les Poètes Maudits - Arthur Rimbaud (extrait)

Ainsi, dans cet extrait des Poètes Maudits, nous pouvons constater une certaine admiration de Verlaine face à la poésie de son confrère Rimbaud. Malgré leur séparation difficile, ils restent indirectement liés par la poésie, cette œuvre en étant un exemple. La passion poétique de Verlaine était telle que, malgré son passé douloureux avec Rimbaud, il le publiera dans son œuvre car conscient et admiratif de son talent. Il voulait tout de même le faire connaître car son art le méritait probablement à ses yeux.

De plus, nous possédons un exemple concret de cette passion commune. Ils se joignirent à un autre poète du Parnasse, Albert Mérat, afin de rédiger ensemble un poème nommé :

L’Idole
Sonnet du Trou du Cul
Obscur et froncé comme un oeillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la pente douce
Des fesses blanches jusqu’au bord de son ourlet.
Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous l’autan cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse,
Pour s’en aller où la pente les appelait.
Ma bouche s’accoupla souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
C’est l’olive pâmée, et la flûte câline ;
C’est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs éclos!

Ce poème provocateur écrit de leurs mains traduit leur attachement à l’originalité, leur attachement à choquer. Ils aimaient tous deux provoquer à outrance, ne se souciant pas des critiques possibles à leur égard. Leur poésie était basée sur des thèmes communs, ils semblaient partager le même état d ‘esprit et s’inspiraient l’un de l’autre. Dans ce poème, ils clament leur homosexualité de façon quelque peu ironique.

2-Une relation courte mais intense

La relation entre nos deux amants n’aura durée que quelques années, plus précisément de 1871 à 1873. Mais malgré cette courte période, elle fut extrêmement passionnelle et intense. Ils étaient en fusion totale, ayant les mêmes centre d’intérêt et le même état d’esprit malgré leur grande différence d’âge.

Ci dessous, Une peinture représentant des poètes à la sortie de table. Y figurent bien entendu Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, qui semblent quelque peu à l’écart des autres poètes.
Cette peinture est très représentative de leur relation qui était fusionnelle ; ils vivaient sans se préoccuper des autres, en s’isolant. Leurs nombreux voyages, les obligeant à quitter toutes attaches et relations, montre une fois encore qu’ils ne s’attardaient guère avec leur confrères ou avec d’autres personnes, se contentant de vivre entre eux.


Le Coin De Table, Henry Fantin-Latour, 1872

La personnalité, le style et les thèmes proprement rimbaldiens ont fortement influencé l’œuvre de Verlaine, plus que l’inverse. Rimbaud inspira beaucoup de Poèmes à Verlaine, avant comme après leur relation. Voici un poème écrit par Verlaine qui fut inspiré par Rimbaud :

A Arthur Rimbaud
MORTEL, ange ET démon, autant dire Rimbaud,
Tu mérites la prime place en ce mien livre,
Bien que tel sot grimaud t’ait traité de ribaud
Imberbe et de monstre en herbe et de potache ivre.
Les spirales d’encens et les accords de luth
Signalent ton entrée au temple de mémoire
Et ton nom radieux chantera dans la gloire,
Parce que tu m’aimas ainsi qu’il le fallut.
Les femmes te verront, grand jeune très fort,
Très beau d’une beauté paysanne et rusée,
Très désirable d’une indolence qu’osée !
L’histoire t’a sculpté triomphant de la mort
Et jusqu’aux purs excès jouissant de la vie,
Tes pieds blancs posés sur la tête de l’Envie.

Dans ce texte, Verlaine fait un éloge de Rimbaud, Il semble le comparer à une divinité ; lorsqu’il dit «  Les spirales d’encens et les accords de luth Signalent ton entrée au temple de mémoire » on comprend qu’il décrit une sorte de rite à la gloire de Rimbaud. De plus, il dit clairement « Parce que tu m’aimas ainsi qu’il le fallut » référence à l’amour que Rimbaud lui porte.

Leur amour et leur attachement l’un à l’autre se révélera d’autant plus pendant la période de juillet 1873, quelques temps avant leur violente dispute. Dans la lettre ci après, Rimbaud supplie son amant de revenir et de le rejoindre car celui ci, suite à une dispute, est partie pour Bruxelles. Voici ladite lettre :

«  4 juillet 1873
Londres, vendredi après-midi,
Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j’ étais maussade avec toi, c’est une plaisanterie où je me suis entêté, je m’ en repens plus qu’on ne peut dire. Reviens ce sera bien oublié. Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n’est perdu. Tu n’as qu’à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah, je t’en supplie. C’est ton bien d’ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J’espère que tu sais bien à présent qu’il n’y avait rien de vrai dans notre discussion, l’affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas? Nous avons vécu deux ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire? Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que j’aille te trouver où tu es?
Oui c’est moi qui ai eu tort.
Oh tu ne m’oublieras pas, dis ?
Non tu ne peux pas m’oublier.
Moi je t’ai toujours là.
Dis, réponds à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ?
Sois courageux. Réponds-moi vite.
Je ne puis rester ici plus longtemps.
N’écoute que ton bon cœur.
Vite, dis si je dois te rejoindre.
À toi toute la vie.
Rimbaud.
Vite, réponds, je ne puis rester ici plus tard que lundi soir. Je n’ai pas encore un penny, je ne puis mettre ça à la poste. J’ai confié à Vermersch tes livres et tes manuscrits.
Si je ne dois plus te revoir, je m’engagerai dans la marine ou l’armée.
Ô reviens, à toutes les heures je repleure. Dis-moi de te retrouver, j’irai, dis-le moi, télégraphie-moi — Il faut que je parte lundi soir, où vas-tu, que veux-tu faire ? »

Nous avons également retrouvé des photographies de cette lettre manuscrite de Rimbaud.

Quelques temps après l’envoi de cette lettre, il reçut une nouvelle missive de Verlaine lui annonçant qu’il attendait un retour de sa femme et que si elle ne venait pas il se « brûle[rai] la gueule ». Cette lettre étant un adieu de la part de Verlaine, Rimbaud va alors lui répondre pour tenter de lui faire entendre raison. Voici la lettre qu’il lui adressa :

« Londres, 5 juillet 1873.
Cher ami, j’ai lu ta lettre datée ” En mer “. Tu as tort, cette fois, et très tort. D’abord rien de positif dans ta lettre : ta femme ne viendra pas ou viendra dans trois mois, trois ans, que sais-je? Quant à claquer, je te connais. Tu vas donc en attendant ta femme et ta mort, te démener, errer, ennuyer des gens. Quoi, toi, tu n’as pas encore reconnu que les colères étaient aussi fausses d’un côté que de l’autre ! Mais c’est toi qui aurais les derniers torts, puisque, même après que je t’ai rappelé, tu as persisté dans tes faux sentiments. Crois-tu que ta vie sera plus agréable avec d’autres que moi : Réfléchis-y ! — Ah ! certes non ! —
Avec moi seul tu peux être libre, et puisque je te jure d’être très gentil à l’avenir, que je déplore toute ma part de torts, que j’ai enfin l’esprit net, que je t’aime bien, si tu ne veux pas revenir, ou que je te rejoigne, tu fais un crime, et tu t’ en repentiras de longues années, par la perte de toute liberté, et des ennuis plus atroces peut-être que tous ceux que tu as éprouvés. Après ça, resonge à ce que tu étais avant de me connaître.
Quant à moi, je ne rentre pas chez ma mère : je vais à Paris, je tâcherai d’être parti lundi soir. Tu m’auras forcé à vendre tous tes habits, je ne puis faire autrement. Ils ne sont pas encore vendus : ce n’est que lundi matin qu’on me les emporterait. Si tu veux m’adresser des lettres à Paris, envoie à L.Forain, 289 rue St Jacques, pour A. Rimbaud. Il saura mon adresse.
Certes, si ta femme revient, je ne te compromettrai pas en t’écrivant, - je n’écrirai jamais.
Le seul vrai mot, c’est : reviens, je veux être avec toi, je t’aime, si tu écoutes cela, tu montreras du courage et un esprit sincère.
Autrement, je te plains.
Mais je t’aime, je t’embrasse et nous nous reverrons.
Rimbaud. »

Dans cette lettre, Rimbaud va tenter un dernier effort afin de raisonner son amant. Il lui fait part de toute la passion qu’il éprouve pour lui, espérant que cela arrange les choses. Suite à cette lettre et sûrement par inquiétude quant au devenir de Verlaine, il le rejoindra. S’ensuivra la fameuse dispute.

Par la suite, malgré leur séparation, Verlaine écrira encore des poèmes inspirés par Rimbaud.
En voici un parmis de nombreux autres :

Laeti et errabundi
Les courses furent intrépides
(Comme aujourd’hui le repos pèse !)
Par les steamers et les rapides.
(Que me veut cet at home obèse ?)
Nous allions, - vous en souvient-il,
Voyageur où ça disparu ? -
Filant légers dans l’air subtil,
Deux spectres joyeux, on eût cru !
Car les passions satisfaites
Insolemment outre mesure
Mettaient dans nos têtes des fêtes
Et dans nos sens, que tout rassure,
Tout, la jeunesse, I’amitié,
Et nos cœurs, ah ! que dégagés
Des femmes prises en pitié
Et du dernier des préjugés,
Laissant la crainte de I’orgie
Et le scrupule au bon ermite,
Puisque quand la borne est franchie
Ponsard ne veut plus de limite.
Entre autres blâmables excès
Je crois que nous bûmes de tout,
Depuis les plus grands vins français
Jusqu’à ce faro, jusqu’au stout,
En passant par les eaux-de-vie
Qu’on cite comme redoutables,
L’âme au septième ciel ravie,
Le corps, plus humble, sous les tables.
Des paysages, des cités
Posaient pour nos yeux jamais las ;
Nos belles curiosités
Eussent mangé tous les atlas.
Fleuves et monts, bronzes et marbres,
Les couchant d’or, l’aube magique,
L’Angleterre, mère des arbres,
Fille des beffrois, la Belgique,
La mer, terrible et douce au point, -
Brochaient sur le roman très cher
Que ne discontinuait point
Notre âme - et quid de notre chair ?… -
Le roman de vivre à deux hommes
Mieux que non pas d’époux modèles,
Chacun au tas versant des sommes
De sentiments forts et fidèles.
L’envie aux yeux de basilic
Censurait ce mode d’écot ;
Nous dînions du blâme public
Et soupions du même fricot.
La misère aussi faisait rage
Par des fois dans le phalanstère :
On ripostait par le courage,
La joie et les pommes de terre.
Scandaleux sans savoir pourquoi
(Peut-être que c’était trop beau)
Mais notre couple restait coi
Comme deux bons porte-drapeau,
Coi dans l’orgueil d’être plus libres
Que les plus libres de ce monde,
Sourd aux gros mots de tous calibres,
Inaccessible au rire immonde.
Nous avions laissé sans émoi
Tous impédiments dans Paris,
Lui quelques sots bernés, et moi
Certaine princesse Souris,
Une sotte qui tourna pire…
Puis soudain tomba notre gloire,
Tels, nous, des maréchaux d’empire
Déchus en brigands de la Loire,
Mais déchus volontairement !
C’était une permission,
Pour parler militairement,
Que notre séparation,
Permission sous nos semelles,
Et depuis combien de campagnes !
Pardonnâtes-vous aux femelles ?
Moi, j’ai peu revu ces compagnes,
Assez toutefois pour souffrir.
Ah, quel cœur faible que mon cœur !
Mais mieux vaut souffrir que mourir
Et surtout mourir de langueur.
On vous dit mort, vous. Que le Diable
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable
Qui vient ainsi battre ma porte !
Je n’y veux rien croire. Mort, vous,
Toi, dieu parmi les demi-dieux !
Ceux qui le disent sont des fous.
Mort, mon grand péché radieux,
Tout ce passé brûlant encore
Dans mes veines et ma cervelle
Et qui rayonne et qui fulgore
Sur ma ferveur toujours nouvelle !
Mort tout ce triomphe inouï
Retentissant sans frein ni fin
Sur I’air jamais évanoui
Que bat mon cœur qui fut divin !
Quoi, le miraculeux poème
Et la toute-philosophie,
Et ma patrie et ma bohème
Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie !

Extrait de Parallèlement

Dans ce poème, Verlaine a pour but essentiel de décrire et de fixer les impressions et les sentiments lors de son voyage avec Rimbaud. Il fait donc de ce poème une oeuvre autobiographique et utilise les tirets pour évoquer ses souvenirs directement avec Rimbaud. En latin , Laeti et errabundi signifie « gais et vagabonds ».

C-Deux êtres qui se séparent

1- Une rupture brutale

Les deux amants, passionnés l’un de l’autres, finirent leur histoire très brutalement. La raison étant que Rimbaud ne voulait plus suivre Verlaine dans ses nombreuses errances. C’est donc le 10 Juillet 1873 que Verlaine, en proie à l’alcool et tiraillé entre son amour pour Rimbaud et son envie de retourner en ménage avec sa femme, tira une balle sur Arthur Rimbaud avec un pistolet. Il sera simplement blessé au bras, blessé physiquement, mais aussi blessé dans l’âme. Arthur Rimbaud s’en va et quitte alors Paul Verlaine. par la suite, il déposera une plainte contre lui, voici sa déclaration :

Déposition de Rimbaud
devant le juge d’instruction
(extrait)

« 12 juillet 1873.
[...]
Je quittai donc Londres ; j’arrivai à Bruxelles et je rejoignis Verlaine. Sa mère était avec lui. Il n’avait aucun projet déterminé : il ne voulait pas rester à Bruxelles, parce qu’il craignait qu’il n’y eût rien à faire dans cette ville ; moi, de mon côté, je ne voulais pas consentir à retourner à Londres, comme il me le proposait, parce que notre départ devait avoir produit un trop fâcheux effet dans l’esprit de nos amis, et je résolus de retourner à Paris. Tantôt Verlaine manifestait l’intention de m’y accompagner, pour aller, comme il le disait, faire justice de sa femme et de ses beaux-parents ; tantôt il refusait de m’accompagner, parce que Paris lui rappelait de trop tristes souvenirs. Il était dans un état d’exaltation très grande. Cependant il insistait beaucoup auprès de moi pour que je restasse avec lui : tantôt il était désespéré, tantôt il entrait en fureur. Il n’y avait aucune suite dans ses idées. Mercredi soir, il but outre mesure et s’enivra. Jeudi matin, il sortit à six heures ; il ne rentra que vers midi ; il était de nouveau en état d’ivresse, il me montra un pistolet qu’il avait acheté, et quand je lui demandai ce qu’il comptait en faire, il répondit en plaisantant : “C’est pour vous, pour moi, pour tout le monde !” Il était fort surexcité.
Pendant que nous étions ensemble dans notre chambre, il descendit encore plusieurs fois pour boire des liqueurs ; il voulait toujours m’empêcher d’exécuter mon projet de retourner à Paris. Je restai inébranlable. Je demandai même de l’argent à sa mère pour faire le voyage. Alors, à un moment donné, il ferma à clef la porte de la chambre donnant sur le palier et il s’assit sur une chaise contre cette porte. J’étais debout, adossé contre le mur d’en face. Il me dit alors : “Voilà pour toi, puisque tu pars !” ou quelque chose dans ce sens ; il dirigea son pistolet sur moi et m’en lâcha un coup qui m’atteignit au poignet gauche ; le premier coup fut presque instantanément suivi d’un second, mais cette fois l’arme n’était plus dirigée vers moi, mais abaissée vers le plancher.
Verlaine exprima immédiatement le plus vif désespoir de ce qu’il avait fait ; il se précipita dans la chambre contiguë occupée par sa mère, et se jeta sur le lit. Il était comme fou : il me mit son pistolet entre les mains et m’engagea à le lui décharger sur la tempe. Son attitude était celle d’un profond regret de ce qui lui était arrivé.
Vers cinq heures du soir, sa mère et lui me conduisirent ici pour me faire panser. Revenus à l’hôtel, Verlaine et sa mère me proposèrent de rester avec eux pour me soigner, ou de retourner à l’hôpital jusqu’à guérison complète. La blessure me paraissant peu grave, je manifestai l’intention de me rendre le soir même en France, à Charleville, auprès de ma mère. Cette nouvelle jeta Verlaine de nouveau dans le désespoir. Sa mère me remit vingt francs pour faire le voyage, et ils sortirent avec moi pour m’accompagner à la gare du Midi. Verlaine était comme fou, il mit tout en oeuvre pour me retenir ; d’autre part, il avait constamment la main dans la poche de son habit où était son pistolet. Arrivés à la place Rouppe, il nous devança de quelques pas et puis il revint sur moi ; son attitude me faisait craindre qu’il ne se livrât à de nouveaux excès ; je me retournai et je pris la fuite en courant. C’est alors que j’ai prié un agent de police de l’arrêter.
Si ce dernier m’avait laissé partir librement, je n’aurais pas porté plainte à sa charge pour la blessure qu’il m’a faite. »

En outre, nous apprenons dans ce témoignage les détails de cette rupture donnés par Arthur Rimbaud. Nous pouvons constater que la violence de Verlaine semblait inaltérable, ainsi que sa fureur.
Pour pouvoir mieux comprendre cette rupture, nous allons donc maintenant présenter les faits racontés par Paul Verlaine, afin de nous faire une opinion en lisant les différentes versions des deux poètes. Voici maintenant une de ses déclarations :

Déclaration de Verlaine

« 18 juillet 1873.
Je ne peux pas vous en dire davantage que dans mon premier interrogatoire sur le mobile de l’attentat que j’ai commis sur Rimbaud. J’étais en ce moment en état d’ivresse complète, je n’avais plus ma raison à moi. Il est vrai que sur les conseils de mon ami Mourot, j’avais un instant renoncé à mon projet de suicide ; j’avais résolu de m’engager comme volontaire dans l’armée espagnole ; mais, une démarche que je fis à cet effet à l’ambassade espagnole n’ayant pas abouti, mes idées de suicide me reprirent. C’est dans cette disposition d’esprit que dans la matinée du jeudi j’ai acheté mon revolver. J’ai chargé mon arme dans un estaminet de la rue des Chartreux ; j’étais allé dans cette rue pour rendre visite à un ami.
Je ne me souviens pas d’avoir eu avec Rimbaud une discussion irritante qui pourrait expliquer l’acte qu’on me reproche. Ma mère que j’ai vue depuis mon arrestation m’a dit que j’avais songé à me rendre à Paris pour faire auprès de ma femme une dernière tentative de réconciliation, et que je désirais que Rimbaud ne m’accompagnât pas ; mais je n’ai personnellement aucun souvenir de cela. Du reste, pendant les jours qui ont précédé l’attentat, mes idées n’avaient pas de suite et manquaient complètement de logique.
Si j’ai rappelé Rimbaud par télégramme, ce n’était pas pour vivre de nouveau avec lui ; au moment d’envoyer ce télégramme, j’avais l’intention de m’engager dans l’armée espagnole ; c’était plutôt pour lui faire mes adieux.
Je me souviens que dans la soirée du jeudi, je me suis efforcé de retenir Rimbaud à Bruxelles ; mais, en le faisant, j’obéissais à des sentiments de regrets et au désir de lui témoigner par mon attitude à son égard qu’i n’y avait eu rien de volontaire dans l’acte que j’avais commis. Je tenais en outre à ce qu’il fût complètement guéri de sa blessure avant de retourner en France. »

Ici, nous pouvons constater le désarroi total ressenti par Paul Verlaine, conscient de ses actes mais n’en assumant pas totalement la responsabilité, mettant la faute sur sa trop grande ivresse. Suite à ça, Rimbaud écrira alors un acte de renonciation pour les accusations portées contre Paul Verlaine, conscient que celui ci n’était pas dans son état normal. Voici cet acte :

Acte de renonciation de Rimbaud

« 18 juillet 1873.
Je soussigné Arthur Rimbaud, 19 ans, homme de lettres, demeurant ordinairement à Charleville (Ardennes, France), déclare, pour rendre hommage à la vérité, que le jeudi 10 courant, vers 2 heures, au moment où M. Paul Verlaine, dans la chambre de sa mère, a tiré sur moi un coup de revolver qui m’a blessé légèrement au poignet gauche, M. Verlaine était dans un tel état d’ivresse qu’il n’avait point conscience de son action.
Que je suis intimement persuadé qu’en achetant cette arme, M. Verlaine n’avait aucune intention hostile contre moi, et qu’il n’y avait point de préméditation criminelle dans l’acte de fermer la porte à clef sur nous.
Que la cause de l’ivresse de M. Verlaine tenait simplement à l’idée de ses contrariétés avec Madame Verlaine, sa femme.
Je déclare en outre lui offrir volontiers et consentir à ma renonciation pure et simple à toute action criminelle, correctionnelle et civile, et me désiste dès aujourd’hui des bénéfices de toute poursuite qui serait ou pourrait être intentée par le Ministère public contre M. Verlaine pour le fait dont il s’agit. »

Néanmoins, malgré cette renonciation officielle à ses accusations, Paul Verlaine sera condamné à l’issue d’un procès relaté par la presse, à deux ans de prison.
Les deux amants finirent donc leurs histoire dans la plus grande violence, ne se disant pas adieu, et se séparant définitivement.

2 – Des chemins qui divergent

Suite à leur séparation, les deux hommes ne se recroiseront qu’un seule fois en 1875. Mais leurs chemins se sont réellement et définitivement séparés le jour de cette violente dispute. Leurs parcours seront par la suite très différents.
Verlaine tentera un dernier contact avec son jeune ami, en vain. Ci après, la dernière lettre qu’il adressa à Rimbaud :

« Londres, le dimanche 12 décembre 1875.
Mon cher ami,
Je ne t’ai pas écrit, contrairement à ma promesse (si j’ai bonne mémoire), parce que j’attendais, je te l’avouerai, lettre de toi, enfin satisfaisante. Rien reçu, rien répondu. Aujourd’hui je romps ce long silence pour te confirmer tout ce que je t’écrivais il y a environ deux mois.
Le même, toujours. Religieux strictement, parce que c’est la seule chose intelligente et bonne. Tout le reste est duperie, méchanceté, sottise. L’Eglise a fait la civilisation moderne, la science, la littérature : elle a fait la France, particulièrement, et la France meurt d’avoir rompu avec elle. C’est assez clair. Et l’Eglise aussi fait les hommes, elle les crée: Je m’étonne que tu ne voies pas ça, c’est frappant. J’ai eu le temps en dix-huit mois d’y penser et d’y repenser, et je t’assure que j’y tiens comme à la seule planche.
Et sept mois passés chez des protestants m’ont confirmé dans mon catholicisme, dans mon légitimisme, dans mon courage résigné.
Résigné par l’excellente raison que je me sens, que je me vois puni, humilié justement et que plus sévère est la leçon, plus grande est la grâce et l’obligation d’y répondre.
Il est impossible que tu puisses témoigner que c’est de ma part pose ou prétexte. Et quant à ce que tu m’écrivais, - je ne me rappelle plus bien les termes, “modifications du même individu sensitif”, “rubbish”, “potarada”, blague et fatras digne de Pelletan et autres sous-Vacquerie.
Donc le même toujours. La même affection (modifiée) pour toi. Je te voudrais tant éclairé, réfléchissant. Ce m’est un si grand chagrin de te voir en des voies idiotes, toi si intelligent, si prêt (bien que ça puisse t’étonner !) J’en appelle à ton dégoût lui-même de tout et de tous, à ta perpétuelle colère contre chaque chose, - juste au fond cette colère, bien qu’inconsciente du pourquoi.
Quant à la question d’argent, tu ne peux pas sérieusement ne pas reconnaître que je suis l’homme généreux en personne : c’est une de mes très rares qualités, - ou une de mes très nombreuses fautes, comme tu voudras. Mais, étant donné, et d’abord mon besoin de réparer un tant soit peu, à force de petites économies, les brèches énormes faites à mon menu avoir par notre vie absurde et honteuse d’il y a trois ans, - et la pensée de mon fils, et enfin mes nouvelles, mes fermes idées, tu dois comprendre à merveille que je ne puis t’entretenir. Où irait mon argent ? A des filles, à des cabaretiers ! Leçons de piano ? Quelle “colle” ! Est-ce que ta mère ne consentirait pas à t’en payer, voyons donc !
Tu m’as écrit en avril des lettres trop significatives de vils, de méchants desseins, pour que je me risque à te donner mon adresse (bien qu’au fond, toutes tentatives de me nuire soient ridicules et d’avance impuissantes, et qu’en outre il y serait, je t’en préviens, répliqué légalement, pièces en mains). Mais j’écarte cette odieuse hypothèse. C’est, j’en suis sûr, quelque “caprice” fugitif de toi, quelque malheureux accident cérébral qu’un peu de réflexion aura dissipé. - Encore prudence est mère de la sûreté et tu n’auras mon adresse que quand je serai sûr de toi.
C’est pourquoi j’ai prié Delahaye de ne te pas donner mon adresse et le charge, s’il veut bien, d’être assez bon pour me faire parvenir toutes lettres tiennes.
Allons, un bon mouvement, un peu de cœur, que diable ! de considération et d’affection pour un qui restera toujours - et tu le sais,
Ton bien cordial
P. V.
Je m’expliquerai sur mes plans - ô si simples, - et sur les conseil que je te voudrais voir suivre, religion même à part, bien que ce soit mon grand, grand, grand conseil, quand tu m’auras, via Delahaye, répondu “properly”.
P.-S. - Inutile d’écrire ici till called for. Je pars demain pour de gros voyages, très loin… »

Dans cette lettre, nous apprenons que Verlaine, sorti de prison depuis quelques temps, mène désormais une vie rangée, guidée par l’Eglise et par les croyances qu’elle lui a inculqué.

Se retrouvant seul car sa femme Mathilde Mauté l’a totalement et définitivement quitté, il oublie qu’il était chrétien, et déjà gravement intoxiqué par la thuyone, il se convertit au catholicisme.
Il partira pour l’Angleterre où il deviendra professeur et en 1877, il la quittera pour enseigner en France.

Il continuera la poésie, publiera quelques œuvres et ce n’est qu’à partir de 1887 que sa célébrité s’accroît. Mais très vite, Son destin lui joue des tours, la fatalité se joue de lui, sa mère décède et il plonge alors dans la misère la plus totale, ses vieilles habitudes le reprennent et il continuera à mener une vie de débauche et d’errance. Le poète s’use… Il séjournera régulièrement à l’hôpital jusqu’à sa mort.

Quand à Rimbaud, en 1874 il se rend à Londres avec Germain Nouveau avec qui il s’est lié d’amitié. Le jeune poète, déçu et égaré, se désintéressera totalement de toute littérature.
Pendant la période de 1875 à 1878 , il séjournera dans de nombreux pays d’Europe tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Hollande, la Suède, le Danemark, la Suisse et l’Italie.

Il signe ensuite un engagement de six ans dans l’armée coloniale hollandaise en mai 1876, et désertera au bout de trois semaines pour rentrer à Charleville.
Rimbaud trouve par la suite un emploi de chef de chantier fin 1878 à Chypre et rentre en France en 1879. Il retourne sur l’île en 1880 et s’embarque pour l’Afrique.

Il trouve un emploi à la maison Viannay, Mazeran, Bardey et Cie., spécialisée dans le commerce des peaux et du café.

En 1885, il fait du trafic d’armes, et ce jusqu’en 1888. En 1891, il est rapatrié en France en raison d’une tumeur au genou droit qui le fait souffrir et qui causera sa mort.

Photographie d’Arthur Rimbaud en Afrique.